
Les couteaux japonais
de Noma et du Pavillon Ledoyen, affûtés par Marina Menini
Marina est l’une des plus grandes spécialistes de la coutellerie japonaise et de l’affûtage de couteaux traditionnels.
Elle a notamment conseillé l’équipe du Pavillon Ledoyen, NOMA, Pierre Caillet… mais aussi formé l’équipe de France des Bocuse d’Or, des élèves du Centre de formation Alain Ducasse et du Centre Culinaire Basque de San Sebastian.
Pour les membres du Club MoiChef, elle a fait une sélection de couteaux, de pierres et d’accessoires, à découvrir durant une semaine.
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Présentation du producteur :
Un lundi matin, Marina nous reçoit dans son atelier Doma (12ème arrondissement). Le lieu accueille un bureau d’étude, un atelier, quelques événements commerciaux et bien sûr un coin showroom qui présente les produits sélectionnés : couteaux, pierres d’affûtage et porcelaines d’Arita. Une grande baie vitrée donne sur l’avenue Ledru-Rollin. Dès qu’on y passe désormais, on guette la silhouette de Marina en tablier qui affûte ses couteaux.
RIEN N’EST LAISSÉ AU HASARD
Quatre ans plus tôt, la vente de couteaux n’est pas au programme. Au début, Marina propose un service d’affûtage et des cours à domicile avec ses pierres personnelles et son matériel. Et puis, la demande afflue : d’abord les pierres, qu’elle commence à importer ; puis les couteaux. Les gammes se diversifient ; les lames aussi.
C’est pourquoi ils ouvrent un atelier et c’est donc autour de la large table en bois où elle donne ses formations que Marina nous raconte comment les couteaux ont percé son coeur. Ici, il est important de préciser que le savoir de Marina est immense : on lui a dit en riant qu’elle nous faisait penser à un sensei de cent ans dans le corps d’une parisienne trentenaire. Le côté hāfu peut-être.
D’abord, elle nous parle du bois utilisé pour les planches à découper. Au Japon, le cyprès est le plus connu. Il est élégant, il résiste bien à l’eau (on s’en sert notamment pour réaliser des baignoires) et il contient un antiseptique naturel qui l’évite de moisir. Par ailleurs, ce sont des bois très tendres contrairement au bambou ou au chêne utilisés en France qui, bien que magnifiques, sont moins maniables. De manière plus globale et pour bien appréhender l’art de la coutellerie japonaise, il faut d’abord se dire que tout y est pensé et rien n’est laissé au hasard.
L'ART DE LA DÉCOUPE
Là-dessus, Marina nous déballe les dernières pièces reçues. Un magnifique couteau pour sashimi (tranches de poisson frais et cru), un deba ou un kaisaki pour lever les filets de poisson, un autre encore -le usuba- destiné notamment à couper de fines tranches de daikon (radis blanc). Bref, au Japon, chaque couteau est VRAIMENT pensé pour un usage spécifique.
Parce que la cuisine japonaise, c’est bien sûr de la finesse, et une fraîcheur extrême des produits, mais aussi une découpe précise de ces derniers pour optimiser les saveurs en bouche. Ainsi, pour les chefs japonais, l’ustensile est aussi important que les ingrédients, d’où la qualité inégalée de leurs couteaux.
AU CŒUR DES PIERRES
Partout dans le monde, de nombreux chefs et amateurs sont donc friands de ces lames exceptionnelles… Mais en dehors du Japon, l’entretien des couteaux est souvent méconnu, négligé ou confié à des rémouleurs. Ce type d’affûtage permet, certes, de retrouver un tranchant rapidement mais il est moins précis, endommage le métal et réduit donc sa durée de vie. L’affûtage sur pierre à eau est l’un des moyens les plus efficaces et adaptés pour redonner un fil tranchant aux couteaux, japonais ou non ; ainsi que pour l’entretien à long terme.
Marina nous fait d’ailleurs un rapide inventaire des références de pierre exposées à l’Atelier Doma. Ici, il y en a une vingtaine mais au Japon, sans doute plus d’un millier. Difficile donc d’énumérer leurs différentes spécificités (grain, granulométrie, etc) mais on simplifiera avec deux catégories. D’un côté, les pierres naturelles, provenant de carrières ; de l’autre, les pierres synthétiques. Mais parce que les carrières japonaises sont presque toutes fermées ou non-exploitées, et parce que certaines coûtent plusieurs milliers d’euros, les pierres naturelles sont devenues un bien rare et recherché.
Qui plus est, chaque pierre naturelle est par définition unique et apporte donc une touche particulière à l’ustensile. Néanmoins, pour les choisir, il faut connaître leur provenance, leurs sédiments et leur sens. “Sinon, c’est comme une rape à gruyère qu’on utiliserait à l’envers” raconte Marina. En somme, pour s’y repérer : si vous êtes des aficionados de l’affûtage, laissez-vous tenter par une pierre naturelle. Si non, les pierres synthétiques permettent un usage plus simple en s’adaptant aux différents aciers et qualités de couteaux.
L’affûtage permet aussi de mieux comprendre son couteau et à terme, d’améliorer son usage. C’est pour cela que Marina organise des initiations dans son atelier : chaque lundi, elle met à disposition des participants un maximum de pierres différentes, dont quelques pierres naturelles, pour expérimenter et comparer les différents effets et sensations sur les lames.

L’ENTRETIEN D’UN COUTEAU
“Un pilote entretient son véhicule aussi bien qu’il le conduit”. En arrivant en France, Marina constate que cette vérité automobile ne s’applique pas au secteur culinaire. La plupart des chefs ignorent comment choisir et surtout entretenir leurs couteaux. “En fait, ce n’est pas quelque chose qui est appris à l’école : quand on achète un couteau, on prend celui que le patron conseille ou alors c’est une entreprise qui fait un prix pour le restaurant. C’est très difficile d’avoir une éducation concrète sur la production des couteaux”.
Bref, comme souvent, l’éducation est la clé et Marina décide d’élargir son activité à des formations ayant pour but de mieux comprendre le couteau et donc d’optimiser son usage, sa performance et sa longévité. Elle y couvre notamment l’analyse de la structure des couteaux de cuisine, leurs différentes fabrications, les matières premières etc. pour permettre de mieux choisir son outil et de mieux s’en servir au jour le jour. Ces formations sont complétées d’ateliers d’affûtage traditionnel sur pierre à eau.
“Pour moi, c’est essentiel d’éduquer. Evidemment, l’idéal ce serait que chacun puisse entretenir son couteau à sa façon au quotidien, et le confie de temps en temps à un professionnel pour une remise en état. Mais au moment de le confier, c’est important de comprendre ce qui se passe derrière : on apprend l’entretien mais aussi un nombre incalculable de choses sur son couteau qui le font durer beaucoup plus longtemps. Si j’avais su ça avant de commencer mes premières années de cuisine, je n’aurais jamais dépensé autant pour avoir six couteaux nuls. En fait, on fait gagner du temps”.
Ainsi, Marina forme notamment l’équipe du Bocuse d’Or, le lycée hôtelier Guillaume Tirel, le centre culinaire basque de San Sebastian, ainsi que le centre de formation d’Alain Ducasse. “À chaque fois, c’est génial et ça fonctionne super bien : même les profs viennent avec plein de questions car ils ne connaissent pas l'affûtage non plus”. En plus des formations, Marina conseille de nombreux chefs faisant d’elle l’une des expertes de la coutellerie japonaise en France.
QUATORZE ANS A TOKYO
Son expertise, elle l’acquiert après quatorze années passées à Tokyo. Sa scolarité, elle la démarre en France - Alsace puis Toulouse avec un passage à Paris de deux ans en arts appliqués. Elle continuera cette voie à Londres en 2004 avant de s’orienter vers la cuisine. Elle devient alors co-cheffe d’un restaurant londonien. A l’époque, la restauration est en plein essor, surtout au sein du milieu artistique dans lequel elle évolue. Art, galerie, cuisine ? Son coeur balance mais opte pour la troisième option ; et quitte à évoluer dans cette voie, pourquoi ne pas le faire à Tokyo, sa ville natale, qui a vu naître la plupart des plus grands chefs du monde.
Elle décroche un premier job dans un restaurant de sushis : là, elle observe, elle touche à tout. Elle enchaîne avec le Ritz Carlton pour expérimenter la cuisine française au Japon. Mais les tâches chronophages et la hiérarchie trop stricte ont raison de sa motivation. Après un rapide passage dans le vin, elle s’envole pour New-York où elle devient pâtissière durant deux ans. C’est là qu’elle commence à se passionner pour les outils de cuisine. Pourtant, elle a l’impression d’être passée à côté de quelque chose à Tokyo.
LA RUE DE LA CUISINE
Et puis, quelque part au fond de son esprit, elle repense souvent à cette boutique d’ustensiles dans laquelle elle adore se rendre dès qu’elle est de passage. Cet endroit, c’est Kama Asa, l’une des références de la rue Kappabashi-dōri, (aussi appelée la rue de la cuisine). Alors, elle s’envole pour le Japon, pousse la porte de cette boutique et annonce la couleur : “Je voudrais travailler ici mais je n’y connais rien. En revanche, je parle anglais, français et j’ai été cheffe”. Elle est engagée. Le quartier devient de plus en plus touristique, fréquenté par des milliers d’amateurs et des centaines de chefs. Et Marina est quasiment la seule à parler anglais.
De fait, elle se spécialise dans les couteaux : “Un couteau, c’est très subjectif. C’est important de pouvoir communiquer sur ce qu’on souhaite”. La boutique ne désemplit pas : il faut apprendre vite et rapidement. Marina sillonne donc le Japon pour connaître les régions, rencontrer les artisans et découvrir leur travail. Très vite, Marina propose d’organiser des popup pour expliquer ce qu’elle a observé aux clients de la boutique. Elle loue une petite caméra et part en reportage pour capturer des images clés permettant d’expliquer les coulisses et l’arrière-scène des couteaux. C’est aussi l’occasion de se rapprocher des artisans. “A l’époque, il y avait les couteaux, les pierres et moi : formidable !” résume t-elle en riant.
SAKAÏ
Elle enchaîne ensuite avec des séminaires à destination des chefs d’ambassade mais aussi aux professeurs d’école qui viennent du monde entier. Son mentor, c’est le manager de la boutique qui y travaille depuis quarante ans. C’est d’ailleurs le premier qui choisira de vendre les couteaux sans mettre le nom de l’enseigne dessus. Il décide au contraire, et c’est précurseur à l’époque, d’afficher des photos des artisans faiseurs dans la boutique. Et puis d’expliquer, surtout.
D’expliquer notamment pourquoi il n’y a jamais de soldes : un couteau là-bas est vendu au même prix pour un étudiant, un amateur ou un chef triplement étoilé. Par le fruit du hasard, Marina arrêtera de travailler le même jour que son mentor. Lassée de la vente, elle part pour Sakaï, le berceau de la fabrication de couteaux japonais pour travailler dans l’atelier d’un artisan affûteur. Car l’une des particularités des couteaux traditionnels japonais, c’est qu’aucun n’est réalisé intégralement par la même personne. Il y a le forgeron, le fabricant du manche, l’affûteur et l’assembleur. Chacun est expert dans son domaine, et seulement dans son domaine, permettant ainsi une précision ultime sur chacune des parties du couteau.
L'UN DES PLUS ANCIENS SITES DE COUTELLERIE JAPONAIS
Sakaï, c’est aussi l’un des plus anciens sites de coutellerie japonais : on attribue les débuts de la production à plus de 600 ans mais en réalité, elle pourrait remonter au IVème siècle… et n’a pas tant à voir que ça avec l’art des sabres, malgré la légende urbaine. A l’époque, Sakaï était une préfecture et surtout un énorme port. Tout ce qui arrivait de l’étranger passait par ses docks et la ville s’est donc industrialisée très rapidement. D’abord via la construction du plus grand tumulus du monde (500 mètres sur 300), commandé à l’époque pour impressionner la Chine. Pour mener à bien un chantier aussi monumental, il faut faire venir des artisans ; et des outils. Les premières fauches font leur apparition, et les premiers forgerons. Avec l’arrivée du tabac, il faut aussi développer des petites hachettes pour le tailler. Et puis au XVIème, c’est le début des armes à feu : la métallurgie et la maîtrise de l’acier deviennent très avancés. C’est aussi le début des spécialisations : le forgeron forge, l’affûteur affute, etc...
Egalement, l’art de la cuisine japonaise évolue avec le thé ; et il se trouve que le plus grand spécialiste des feuilles infusées est originaire de Sakaï. Enfin, toute la région est extrêmement agricole : on y fabrique plus d’outils ouvriers que de sabres. Bref, c’est vers le XVIème justement qu’apparaissent la plupart des couteaux japonais qu’on connaît aujourd’hui. A Sakai donc, Marina finit son enseignement de sensei puis rentre à Paris en 2016 et co-fonde Doma. Pour les membres du Club MoiChef, elle a fait une sélection de couteaux, de pierres et d’accessoires, à découvrir durant une semaine.