
Quand Ferran Adrià (El Bulli) cite votre produit parmi les 30 ingrédients qui ont changé la planète culinaire et a minima, sa façon de cuisiner, on peut presque arrêter de travailler… Pas vraiment le style de Zafiris Trikalinos, directeur de l’entreprise familiale homonyme, exportatrice de boutargue grecque depuis 1856. C’est lui, et sa vision, qui font basculer le destin des oeufs de mulets séchés de sa minuscule île, aujourd’hui réclamés dans les assiettes de Madonna, William & Kate, Tom Hanks, Pierre Hermé, Alain Ducasse, etc… Et bientôt dans les assiettes des membres du Club MoiChef !
En vente sur le Club MoiChef :
Présentation du producteur :
AITOLIKO, PARADIS GREC
Avant de commencer, on pose le contexte. La poutargue (aussi appelée boutargue - on n’est pas certains d’avoir trouvé la réponse ultime) est poche d’oeufs de mulet salée puis séchée. C’est aussi une spécialité culinaire méditerranéenne dont raffole l’Algérie, la Turquie, la Grèce, le Portugal ou encore la Tunisie depuis des temps immémoriaux. On attribue le début de son existence à l’apogée de l’Egypte (il y a 4000 ans) et dans son petit cercle de fans, la poutargue (on essaye avec le p cette fois) est aussi surnommée “caviar des pharaons”. En 1856, c’est Georges Trikalinos, l’arrière grand-père de Zafiris qui lance sa petite entreprise.
Il faut dire que sur l’île d’Aitoliko, où il vit, ce n’est pas une nouveauté : de la boutargue, on en produit justement depuis 1100. La situation géographique de l’île-ville, en plein coeur de la Grèce Occidentale, et encerclée par deux immenses lagunes, s’y prêtent particulièrement.
Parce que l’eau de ces lagunes est peu profonde mais tout de même salée et à bonne température, les poissons en raffolent : ils y trouvent de la nourriture facile. La femelle du mulet gris en est notamment friande, pour venir y pondre ses oeufs. Et dans la famille Trikalinos, avant d’être producteurs de boutargue, on était pêcheurs : de fil en aiguille, les ancêtres de Zafiris ont construit des pièges en bois, permettant d’attraper plus facilement les femelles mulets Lippu ; et de relâcher les autres.
PRÉCIEUSE ROGUE
Après Georges, c’est son grand-père Zafiris (dont il héritera également du prénom) qui reprend l’affaire. Puis son propre père. À cette époque et depuis 1100 à Etoliko -ainsi qu’avant sur le reste du globe- la méthode de conception de la boutargue reste la même. La mécanisation n’y a pas sa place car la matière première est spécifique (seulement les oeufs de femelles de mulet) et fragile (il ne faut pas déchirer la rogue, membrane qui contient le précieux). Ceci explique aussi son prix, grimpant parfois jusqu’à 170€/kg. Une fois pêchée et extraite, la rogue est traditionnellement imprégnée de sel, puis lavée avant d’être placée au séchage.
Là, à l’abri des guêpes, les boutargues reçoivent une légère pression afin d’obtenir leur forme caractéristique et de souder les oeufs ensemble. On leur fait ensuite tourner la tête en les pendant au plafond : elles s’y affinent et s’affirment en goût. Enfin, pour être conservées plus longtemps, les rogues sont trempées dans de la cire d’abeille chez Trikalinos (parfois de la parafine chez d’autres), donnant ainsi le spectacle visuel d’une croûte jaune enveloppant une pâte couleur miel ambré.
UNE AUTRE BOUTARGUE
Seulement voilà : la conception traditionnelle et millénaire de la boutargue reste très clivante pour le palais, notamment car elle est très salée (en moyenne, un taux de sodium à 55%). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on la présente souvent tranchée finement, avec de l’ouzo ou du whisky, “pour faire passer”. Un plus gros morceau aurait tendance à se déliter et à présenter une texture sèche et un goût trop salé, bref qui brûlerait presque la gorge.
En 1995, quand Zafiris reprend l’affaire familiale, il est sûr d’une chose : cette vie, ce lagon, il les aime et il ne les quittera jamais. Mais il ne produira pas la même boutargue que ses aînés.
Cette décision, elle lui vient à la suite d’un constat -la boutargue est devenue un cadeau que l’on offre sans trop savoir pourquoi- mais surtout d’une histoire très personnelle. À l’époque, l’un de ses proches amis est victime d’une crise cardiaque. À l’hôpital, son médecin met le doigt sur son mauvais cholestérol, son alimentation et… sur sa consommation de boutargue, jugée bien trop salée. À partir de cet accident, elle lui est désormais interdite. Zafiris quitte l’hôpital, interdit lui aussi. Durant plusieurs mois, l’idée que sa boutargue peut tuer des gens lui fait perdre le sommeil. Comment la boutargue qui est un concentré d’oeufs -soit une forme de vie- peut elle-même nuire à la vie ? Et puis, ses pensées commencent à fourmiller, à analyser, bref à rêver d’un produit différent, qui serait bon aussi bien pour le palais que pour la santé. Sa vision et ses ambitions s’affinent, elles aussi. Néanmoins, parce qu’il n’est ni un spécialiste diététicien ni un scientifique, il se tourne vers une université grecque pour démarrer des recherches qui permettraient de changer la méthode de conception et la recette. La procédure est longue et coûteuse mais qu’importe.
“Quoiqu’on cherche à faire, il faut toujours viser le sommet et ne jamais stagner sur le même palier. Personnellement, je cherche constamment à créer et à faire quelque chose de nouveau. Et je ne copie pas, car la copie a une date d’expiration, ce n’est pas vraiment de la création”.

2% DE SEL
Les scientifiques, plongés dans cette étude, décident de suivre la méthode de la réhydratation. Tout le procédé est naturel et ne nécessite aucun produit chimique. En revanche, le suivi est extrêmement rigoureux : chaque étape (eau de mer, flore, ph) est testée et le produit final, tel qu’il est aujourd’hui, mettra plusieurs années à voir le jour. La salinité est à son minimum (seul le sel de mer est conservé) donnant ainsi un produit doux et tendre. Les résultats sont scotchants : rappelez-vous, contre 55% de sel en moyenne dans une boutargue (voire même 90% dans certains cas), le taux de sodium est ici de 2%. C’est simple : cette boutargue, elle ne ressemble à rien de ce qui existe en Grèce, ou dans le monde. Peu salée et 100% naturelle, sans conservateurs ni additifs - certains producteurs utilisent de l’ail, à la saveur intense, ou de l’huile aromatisée pour en masquer le goût et l’odeur. Mieux encore : des études et recherches menées par des médecins mettent en lumière tous ses bienfaits. Il s’avère que cette nouvelle boutargue est une bombe de santé fourrée aux vitamines et au sélénium : bonne pour la vue, le cerveau, le coeur, le diabète et les deux oreilles de Mr Trikalinos qui peut désormais dormir dessus.
LE TOP 30 DE FERRAN ADRIÀ
À cette époque donc, il y a la satisfaction de savoir que le produit auquel on consacre sa vie est synonyme d’une santé épanouie. Vient ensuite la reconnaissance ultime : en 2009, lors d’une exposition culinaire à Tokyo, le stand de Trikalinos est placé à côté de la “zone espagnole”. Attiré par leur design, l’un des deux bras droits de Ferran Adrià (le chef-phénomène à la tête d’El Bulli) s’arrête chez eux. En goûtant leur boutargue, il reste figé. Avant de vite demander la confirmation qu’ils expédient en Espagne. Et d’emporter quelques exemplaires avec lui pour faire goûter au chef. Il se trouve que Ferran Adrià connaît bien la boutargue : sa famille en a beaucoup utilisé. Mais depuis qu’il pratique la cuisine moléculaire, il préfère la forme naturelle, non déshydratée : cela lui permet de la re-travailler lui-même plus facilement, sans avoir son goût déjà très fort.
Avec celle de Trikalinos, qui se rapproche beaucoup de la boutargue à l’état pur, c’est le coup de foudre. Deux ans plus tard, en 2011, il citera cette boutargue parmi les 30 ingrédients mondiaux qui ont changé sa vie, et sa manière de cuisiner, dans un livre en hommage aux producteurs.
Grâce à lui, 200 chefs découvrent et adoptent le produit (Alain Ducasse, les frères Roca, Yves Camdeborde, Joël Robuchon, Pierre Hermé, etc…) ainsi que de nombreuses célébrités (le prince Charles, William & Kate, Tom Hanks, Madonna…). Un an après la publication du livre, le chef organise une grande exposition à Barcelone, en l’honneur de ses 30 distingués. Il y convie Zafiris Trikalinos : “c’était très touchant, car c’était la première fois que nous le rencontrions”. Zafiris a alors pris le chef dans ses bras pour le remercier et Ferran Adrià lui a répondu : “Votre boutargue est un excellent produit et nous devons le diffuser à travers le monde, comme le jambon espagnol. Si des produits comme le vôtre n’existaient pas, nous ne pourrions pas créer”.
SUR LE CLUB
Découvrez deux coffrets exclusifs conçus par Trikalinos. Pour la dégustation, le petit conseil de Lila, notre interlocutrice chez Trikalinos : “Coupez-vous une première tranche et laissez-la fondre dans votre bouche le plus longtemps possible pour tenter d’apprivoiser tous les goûts et toutes les saveurs. Chacun d’entre nous y perçoit un goût différent : amande, amande grillée, fromage rôti. Pour beaucoup, notre boutargue a un goût fruité, doux et rond, comme celui d’un comté”.